Recherche
Chroniques
El gato montés | Le chat sauvage
zarzuela de Manuel Penella Moreno
Au dictionnaire des idées reçues, ajoutons un article spécial pour la zarzuela, assimilée à l’opérette de notre côté des Pyrénées. En réalité, le genre regroupe plusieurs aspects d’un théâtre lyrique populaire : on y trouve l’opérette, en effet, mais aussi le singspiel, l’opéra-comique, le drame vériste et même la revue de musical – c’est dire la diversité rassemblée sous le générique zarzuela qu’on ne résumera pas si facilement. Après les ouvrages bien représentatifs du grand bel canto italien [lire nos chroniques du 28 et du 29 octobre 2016], le lecteur trouvera tout naturel qu’une escapade en péninsule ibérique soit couronnée par la représentation d’une zarzuela.
El gato montés ne bouffonne pas à la manière de Los sobrinos del capitán Grant, romance un peu mais ne marivaude pas dans le style de Doña Francisquita et, pour évoquer aussi l’univers tauromachique, ne développe pas une pensée politique comme le fait Pan y toros, trois pièces du même genre commentées par mes collègues [lire nos chroniques du 5 février 2009, du 30 juin 2007 et du 19 avril 2009]. C’est au rayon des sérieuses qu’il faut classer l’œuvre, dont la musique opulente, pour ne pas dire démonstrative, véhicule un drame de l’amour. Soleá, la belle gitane, hésite entre une passion éperdue, qui remonte à l’enfance, pour Juanillo, voyou de grands chemins surnommé Le chat sauvage (El gato montés), et l’attachement plus sage pour Rafael, torero courageux dont El Macareno est le nom de gloire – pardon de ne pas savoir traduire macareno… machacar, c’est hacher, écraser, réduire en bouillie, mais je ne suis pas certain que machacareno, qu’on priverait de son h comme pour en durcir plus l’impact sonore ou selon un particularisme local (l’action se passe en Andalousie), vienne de là, même s’il est tentant de le croire, s’agissant d’un vainqueur de fauves dont les dépouilles ressemblent vraiment à une purée sanguinolente à la fin des combats.
Bref – et bien qu’en fait de barbarie, cet essai d’étymologie soit peut-être pire qu’une corrida ! –, les devinables intimidations entre picadors et bandidos s’ensuivront, une troupe valant l’autre, sans oublier les prières des gens de bien, l’épouvante d’un diseur de bonne aventure (on a beau l’appeler bonne, elle se finit toujours mal), sur fond de danses, de repli en montagne et du feu maudit de la délinquance admirée. Coup de théâtre ! Alors que la mort, dont il se moque hardiment, lui est prédite, Rafael ne rend pas l’âme sous les coups de dagues de Juanillo, mais suite aux blessures d’un taureau plus malin que les précédents (bien hecho). Finie, l’hésitation : Solea ne se pose plus de question, elle meurt de chagrin, au grand dépit du Gato montésqui se sentait de vrais droits sur son cœur. Désespéré, il provoque les paysans qui, charitables, l’épargnent, quand survient la Benemérita. Un chat sauvage ne se rend pas à la police, il préfère la mort : sur son ordre, le fidèle Pezuño poignarde le héros.
Ces trois actes – ils s’inscrivent dans la veine vériste, on l’aura compris – furent créés à Valence, le 23 février 1916. D’ailleurs, Manuel Penella Moreno (1880-1939) est l’enfant du pays ! De même que son père, Manuel Penella Raga (1847-1909), lui aussi compositeur de zarzuela (Sacristán y cantinero, Don Canuto, Sidi-Guariach, etc.) et personnalité fort investie dans la vie musicale de la cité, principalement en tant que pédagogue. Très tôt, notre Penella se concentre dans la création, livrant dès l’adolescence sa première farce en musique. À moins de vingt ans, il courrait déjà le vaste monde en tant que patron d’une compagnie itinérante de zarzuela. Plusieurs séjours en Amérique – où il lui faut parfois se faire garçon de café, peintre en bâtiment et même clown pour subvenir à ses besoins quand les affaires ne tournent pas au mieux (c’est pour le plaisir, en revanche, qu’il réalise les fresques d’une église à Taltal, au Chili) – lui valent une réputation d’aventurier à ses retour à Valence où il importe la revue, d’une facture plus légère encore que l’opérette. En vue de récolter des fonds pour édifier un monument à la mémoire de Salvador Giner Vidal (1832-1911), son maître qui, pour avoir écrit surtout des opus symphoniques et religieux, composa quelques zarzuelas (El rayo de sol, La predicción gitana, Foc en l'era, La plegaria del sábado, etc.), El gato montès voit le jour sur la scène valenciana où il triomphe. L’œuvre reste la plus fameuse de son auteur, qui ne s’en tient pas là puisqu’avant de s’éteindre au Mexique en janvier 1939, il complète son catalogue d’une bonne vingtaine de nouvelles pièces.
Le Palau de les arts Reina Sofía accueille aujourd’hui une production du Teatro de la Zarzuela (Madrid) qui sert honorablement l’œuvre. Rythmée par la chorégraphie attrayante de Cristina Hoyos, la mise en scène de José Carlos Plaza se concentre sur des profils humains, en parfaite adéquation avec le drame psychologique. La scénographie de Paco Leal stylise les lieux de l’action. En plus des voix bien préparées par Francesc Perales du Cor de la Generalitat Valenciana, il faut applaudir un cast qui fonctionne. Grâce au chant généreux de Miguel Ángel Zapater, l’attachant Antón dépose en chaque spectateur l’once de bonté nécessaire à la compassion. On remarque l’Hormigón du jeune Jorge Álvarez et le Pezuño efficace de Boro Giner, artiste sorti du chœur. Dans le rôle de Frasquita, le timbre très présent et la souplesse du phrasé du mezzo-soprano Marina Rodríguez-Cusì font un des meilleurs souvenirs de ce moment. Desdemona ici, Manon là, ailleurs Turandot, Maribel Ortega est un grand soprano dramatique qui donne des titres de noblesses à Soleá, l’amoureuse contrariée, avec un legato ensorcelant. Le jeune ténor basque Andeka Gorrotxategi affiche même format (qui ne blêmirait pas en Cavaradossi) dans le rôle de Rafael, le torero si émouvant. Enfin, bravo au ferme Àngel Òdena, baryton solide et théâtralement très engagé dans la partie éprouvante du Gato montés.
En fosse, l’Orquestra de la Comunitat Valenciana fait dignement retentir les accents du drame, sous la baguette inspirée d’Óliver Díaz, nouveau patron de l’institution madrilène depuis novembre 2015. Voilà qui donne envie d’approfondir sa connaissance de la zarzuela !
HK